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Notes pour une sémiologie de l’œuvre-monogramme


Rappel de la méthode

Nous regroupons sous le titre générique des notes pour une sémiologie de l'oeuvre-monogramme un ensemble de lectures d’œuvres d’art; ces lectures sont effectuées en fonction d’une hypothèse selon laquelle l’œuvre fonctionne, à certains niveaux proches de la représentation de mots et qui nous semblent de l’ordre de la métonymie , comme une signature plus ou moins cryptée du nom de l’artiste. Ainsi, l’élément "as de pique" dans certains collages de Picasso ou, désormais cas d'école, le prénom Marcel dissimulé dans les voiles de la Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Ces analogons sémantiques, très certainement vestiges d’états du langage liés à l’apprentissage de celui-ci, notamment de l’écriture, nous apparaissent fonctionner de manière récurrente comme noyaux organisateurs de l’œuvre.


A propos de la pièce de Marcel Duchamp :
"Why not sneeze R(::)se Selavy?"


Un passage à Châteauroux, sur une aimable invitation de l’Ecole des Beaux-arts qui héberge le "Collège Marcel Duchamp" nous amène, bien qu’à la mi-carême, à réinterroger certaines pièces de cette figure héroïque de l’art moderne

« Why not sneeze rose Selavy ? » est composée d’une petite cage à oiseaux contenant des morceaux de sucre (sugar lumps) – en marbre , un os de seiche (cuttlebone), et un thermomètre.
La pièce fait partie de la collection Louise et Walter Arensberg au Museum of Art de Philadelphie. Le catalogue reproduit un extrait d’entretien avec Marcel Duchamp dans lequel celui-ci évoque la pièce :

« This little birdcage is filled with sugar lumps…But the sugar lumps are made of marble and when you lift it, you are surprised by the unexpected weight.
« The thermometer is to register the temperature of the marble. The title is : WHY NOT SNEEZE. Done in 23 (sic), it is a readymade very much aided since except for the birdcage, the sugar lumps had to be cut from marble pieces and the thermometer had to be added… »

Le décodage de cette pièce permet de déceler plusieurs indices , cryptés le plus souvent par une inversion dont Duchamp, maître es contrepètrie et anagrammes, était coutumier (de fait il avait lu Brisset. Ainsi, la cage à oiseaux est un contenant privatif (de liberté). Son principe de fermeture est logiquement indissociable de celui d’ouverture suivi de l’envol de l’oiseau (vers l’éther /nuées), associé à une idée d’a-pesanteur. Or, « prendre la clé des champs » ou « prendre du champ »sont des expressions idiomatiques usuelles pour désigner tant la liberté que l’ouverture de la pensée. Duchamp signe la pièce, ou littéralement s'ex-prime, en refusant de s’identifier à l’oiseau emprisonné : en prise au nez / Why not sneeze?

L’os de seiche semble a priori plus anecdotique et renforcer l’idée de l’oiseau en cage dont il est traditionnellement l’ attribut. Les oiseaux s’y affilent le bec en un geste qui pourrait être métaphore du besoin pour l’esprit d’entretenir son affût. Une lecture transversale tout autant que concaténatoire pourrait ainsi nous amener à reconsidérer le bec d’éclairage deEtant donné à la lumière des coups de bec du volatile sur l’os de seiche, le "volatile" ici pris comme substitut du subtil et figure inversée du « morceau » (lump) utilisée au sens figuré pour désigner un « lourdeau » ou un « empôté ». Or M.D. insiste sur la notion de poids, liée à la différence entre ce que l’on sait de celui du sucre et ce que l’on expérimente du poids de la pièce, réalisée en marbre.

Les « morceaux »de sucre nous apparaissent comme le masculin-pluriel du prénom Marcel, par altération du a en o et transformation du sel en sucre, soit sur le registre du sens gustatif, en son contraire. L’ensemble des morceaux de sucre est en fait la représentation plastique du Moi morcelé/marcelé de son auteur. Vision fractale du tout dans la partie et de la partie dans le tout. L’inscription du prénom dans la matière s’effectue dans le passage du sucre au marbre. En anglais, marble se prononce "marbel", ouvrant sur un jeu de déclinaison du mot : Marbel, Marcel, Mardel … susceptible d’organiser de nouveaux plans de cohérence.

Enfin, le thermomètre qui sert à prendre la température du marbre, apanage des monuments aux morts et des épitaphes (*), apparaît dans son contenu et son principe comme corollaire du prénom Marcel : par le mercure qu’il contient, il l’évoque sur le registre phonétique tout autant que symbolique puisque Mercure était le dieu des marchands (du sel) et présidait aux échanges.
Dans son principe, le thermomètre est sensible aux écarts de température. Or, remontant la pensée en escalier , voire en figure du cavalier, du Master es chess, le marbre voile ici le sucre qui, lorsqu’il est chauffé — le thermomètre en est un indice — devient du… caramel.

(*) La toponymie du lieu de naissance de M.D.: Blainville-Crevon, à lire aussi bien comme "bien vite crevons" que "rêvons!" ou, sur le plan de l'anagrammaire, Albinville-Crevon, s'ancre dans le blanc sucré-salé du marbre: sitôt née sens la vie n'est que rose.

Michel Jeannès, 23 mars 2004
(relu 8 avril 2006, mis en ligne 2 novembre 2006)