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« Mon père s’était précipité derrière Susannah, sa chemise de nuit encore sur les bras et vêtu de sa seule culotte à laquelle, dans sa hâte, il n’avait boutonné qu’un seul bouton et seulement à moitié engagé dans sa boutonnière. — N’a-t-elle pas oublié le nom ? cria-t-il par la porte entrebâillée. — Non, non, dit le vicaire d’un ton complice. — Le bébé va mieux, cria Susannah. — Et ta maîtresse ? — Aussi bien que possible. — Fi ! cria mon père, sentant que le bouton échappait à sa boutonnière. Comme en cet instant le bouton glissait dans son logement, il faudra, pour savoir si l’interjection visait Susannah ou la boutonnière et si ce « Fi !» exprimait le mépris ou la pudeur, attendre que j’aie trouvé le temps d’écrire mes trois chapitres favoris à suivre, soit un chapitre sur les femmes de chambre, un chapitre sur les Fi et un autre sur les boutonnières. Je ne puis pour l’instant qu’éclairer le lecteur sur un point : à peine son Fi ! prononcé mon père s’évanouit de la porte en remontant ses culottes d’une seule main, car sa chemise de nuit pendait à l’autre bras, il remonta la galerie qui le ramenait à son lit un peu plus lentement qu’il ne l’avait descendue. » « Je voudrais pouvoir écrire un chapitre sur le sommeil. Jamais occasion meileure qu’en cet instant où tous les rideaux de la famille sont tirés, toutes les chandelles éteintes et tous les yeux clos, sauf un puisque la nourrice de ma mère était borgne depuis vingt ans. Le sujet est beau. Mais si beau soit-il, j’écrirai plus vite et pour plus de gloire douze chapitres sur les boutonnières qu’un seul sur celui-ci. Ah ! Les boutonnières ! Leur seule idée a je ne sais quoi de plaisant et quand j’en serai là, croyez-moi messieurs à la barbe solennelle, vous pourrez déployer votre solennité, je ferai du joyeux travail ; ces boutonnières seront toutes à moi car le sujet est vierge et je ne m’y briserai pas sur la sagesse ou les belles sentences de qui que ce soit. » Chapitre VIII « Paix ! J’ai un petit compte à régler avec le lecteur avant que Trim ne poursuive sa harangue. Ce sera fait en deux minutes. Entre autres dettes littéraires dont je m’acquitterai le moment venu je confesse devoir au monde deux chapitres sur les femmes de chambre et les boutonnières. J’en ai fait dans la première partie de cet ouvrage une promesse que je compte bien tenir cette année. Mais vos Grâces m’ayant fait remarquer que ces deux sujets (et surtout liés de la sorte) pourraient offenser la morale, je prierai qu’on m’excuse et qu’au lieu des chapitres sur les femmes de chambre et les boutonnières on veuille bien accepter le précédent, lequel, n’en déplaise à Vos Grâces, est un chapitre sur les femmes de chambre, les chemises de nuit vertes et les vieux chapeaux. Trim ramassa le sien, le replanta sur sa tête, et poursuivit son discours sur la mort de la manière qu’on va lire. » Laurence Sterne, Vies et opinions de Tristam Shandy, Gentilhomme, Garnier-Flammarion, Paris, 1982,pp. 268, 269, 325. (Trouvé-choisi par Alice Julien-Laferrière)