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La capture des sphynx accouplés ramena à mon esprit deux souvenirs très anciens et les plus mystérieux de mon enfance. Le premier, remontant à mes huit ans, se résumait à quelques paroles d'une vieille chanson que ma grand-mère murmurait plutôt qu'elle ne la chantait, parfois, assise sur son balcon, la tête inclinée vers un vêtement dont elle reprisait le col ou consolidait les boutons. C'étaient les tout derniers vers de sa chanson qui me plongeaient dans le ravissement : .... Et là nous dormirions jusqu'à la fin du monde. C'était une croupe féminine d'une nudité blanche, massive. Oui, les hanches d'une femme agenouillée, vue toujours de côté, ses jambes, ses cuisses dont la largeur m'effraya, et le début de son dos coupé par le champ de vision de la fente. Derrière cette énorme croupe se tenait un soldat, à genoux lui aussi, le pantalon déboutonné, la vareuse en désordre. Il empoignait les hanches de la femme et les tirait vers lui comme s'il voulait s'enliser dans cet amas de chair qu'il repoussait en même temps par des secousses violentes de tout son corps. Mon excitation était telle que le bord de la péniche me parut soudain étalé à l'horizontale. Aplati sur sa surface comme un lézard, je me déplaçai vers le hublot de la femme nue. Elle était toujours là, mais le puissant arrondi de ses chairs restait immobile. Le soldat, vu de face, se boutonnait avec des gestes mous, maladroits. Et un autre, plus petit que le premier, se mettait à genoux derrière la croupe blanche. Ses mouvements à lui, en revanche, étaient d'une rapidité nerveuse, craintive. Dès qu'il commença à se débattre en poussant de son ventre les lourds hémisphères blancs, il ressembla, à s'y méprendre, au premier. Il n'y avait aucune différence entre leurs façons de faire. Une petite enveloppe était agrafée à cette dernière page. Je l'ouvris. Il y avait une photo que je reconnus sans peine : une femme en grosse chapka aux oreillettes rabattues, en veste ouatée. Sur un petit rectangle de tissu blanc cousu à côté de la rangée des boutons - un numéro. Dans ses bras, un bébé entouré d'un cocon de laine ... MAKINE Andreï, Le testament français, Mercure de France, Paris, 1995, pp. 17,213 ,214 ,307 (Trouvés-choisis par Pascale Redureau)